Evolution d’un business model en pandémie : les festivals de musique

Christophe Daunique
10 min readFeb 19, 2021
lorenzotnc.com

Dans cet article, je voudrais présenter une rapide analyse du business model des festivals dans le contexte de pandémie que nous connaissons. Je souhaite le faire pour les raisons suivantes :

Pour étudier l’évolution du business model d’un festival en pandémie, je vais d’abord présenter le business model d’un festival, puis les conséquences de la pandémie, puis la proposition du ministère, et enfin proposer quelques pistes de réflexion.

1. Le business model d’un festival : faire payer aux festivaliers une expérience inégalée en musique

Je définis le festival de musique comme un évènement, regroupant des participants, appelés festivaliers, autour d’artistes proposant une performance, sur une ou plusieurs scènes. En règle générale, un festival de musique a lieu dans un endroit dédié, avec une superficie importante, et très souvent aménagé par l’occasion. La taille des festivals est diverse (de quelques milliers de festivaliers à plusieurs centaines de milliers par jour), la musique cible écoutée également (metal au Hellfest, électro à Tomorrowland, pop rock à Coachella…) et le public cible en conséquence mais cela n’a pas d’impact sur la nature du business model que j’ai simplifié dans le schéma suivant retraçant les principaux postes de revenus et de coûts.

Côté revenus, le chiffre d’affaires d’un festival de musique se compose des éléments suivants :

  • la billetterie, avec le plus souvent plusieurs catégories d’autant plus onéreuses qu’elles offrent des avantages (VIP), c’est la principale source de revenus généralement ;
  • l’hébergement, par exemple sous forme de camping, avec également plusieurs catégories, allant de l’emplacement pour la tente à amener soi-même au cabanon ;
  • le merchandising, à savoir l’ensemble des objets dérivés (vêtements, posters, affiches, goodies…) que vous pouvez vendre aux festivaliers ;
  • les consommations, que cela soit de la nourriture ou des boissons ;
  • les redevances versées par les commerçants pour avoir le droit de disposer d’un stand, si vous décidez d’externaliser la vente de certains produits (merchandising, nourriture, boissons) ;
  • le sponsoring d’entreprises.

Les quatre premiers éléments sont variables et généralement proportionnels au nombre de festivaliers ce qui permet de calculer un revenu moyen par festivalier. Les deux derniers ne sont pas vraiment corrélés au nombre de festivaliers et sont plutôt fixes.

Côté coûts, c’est plus complexe Pour simplifier, je vais prendre une décomposition classique de type coûts fixes / coûts variables en fonction du nombre de festivaliers. Parmi ces dépenses, vous avez ce qui suit :

  • Tout d’abord il faut un site pour organiser le festival ;
  • Généralement vous y mettez des scènes ;
  • Et ensuite tout le matériel nécessaire pour les faire fonctionner : technologie (pour les paiements, le Wifi…), équipement audio, visuel voire pyrotechnique, infrastructure (chemins en paille…), énergie…
  • A cela il faut rajouter tous les services nécessaires pour accompagner l’aspect physique : la gestion des déchets, la sécurité, les assurances, le permis, la photo et la vidéo…
  • Une fois que vous avez tout cela, vous avez des dépenses pour payer les cachets des artistes qui sont très variables en fonction de leur notoriété et donc de leur capacité à attirer la foule. Pour ceux qui ne le savent pas, le tarif horaire d’un DJ peut aller d’environ 1000 € à plus de 100 000 € pour des DJ internationaux comme David Guetta.

Je considère que ces premiers coûts sont fixes au sens où ils ne dépendent pas du nombre de festivaliers mais plutôt de l’ambition du festival. Autrement dit, si vous organisez un festival en visant d’accueillir 10 000 personnes, vous paierez le même montant qu’il y ait 1 festivalier ou 10 000 au final.

Les coûts variables que j’identifie sont les suivants :

  • le personnel, qui va servir à remplir les tâches. Stricto sensu, il est plutôt semi-variable au sens où il y a un minimum à respecter par exemple en matière de sécurité, de premiers soins, ou d’accueil des artistes mais il va évoluer à la hausse en fonction du nombre de festivaliers, par exemple pour servir les consommations ;
  • les coûts d’achats des produits vendus (objets ou consommations), plus vous avez de festivaliers, plus vous achetez généralement une quantité importante de produits pour les revendre.

Comme pour tout business, le festival est rentable à partir du moment où ses revenus sont supérieurs à ses coûts d’où l’importance de choisir stratégiquement ses artistes pour attirer le plus de clients possibles. Or ce qui saute aux yeux quand on regarde le schéma est la divergence entre les coûts et les revenus. Les revenus sont variables, ils sont d’autant plus élevés que le nombre de festivaliers l’est, alors que les coûts sont majoritairement fixes ce qui veut dire que vous devez atteindre un nombre minimum de festivaliers pour être rentable.

2. L’impact du Covid sur un festival : la transformation en un évènement de supercontamination en l’absence de toute mesure de protection

Tous les festivals ont été annulés lors de l’apparition de la pandémie et aucun n’a été organisé depuis en France. A l’époque, les modes de transmission du virus n’étaient pas certains mais il apparaissait déjà que les festivals, de par leur brassage de population et leur promiscuité naturelle, d’autant plus lorsqu’ils durent plusieurs jours, étaient potentiellement des évènements très à risque, similaires au rassemblement religieux ayant lieu à Mulhouse. L’état actuel des connaissances le confirme et il me semble important à ce stade de rappeler les trois principaux modes de transmission du virus dans le schéma suivant :

Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a trois principaux modes de contamination :

  • les fomites, des surfaces ou des objets contaminés par le virus et qui peuvent donc le transmettre en passant par les mains d’où l’importance de les nettoyer ;
  • les gouttelettes ou postillons, des particules humides émises en parlant ou en toussant, d’où l’importance de porter un masque et de se tenir à distance ;
  • les aérosols, des micro-particules émises par la respiration et qui contiennent le virus en infime quantité. Il y a aujourd’hui débat au sein de la communauté scientifique pour déterminer l’importance respective des gouttelettes et des aérosols et consensus pour dire qu’il y a trop d’importance accordée aux surfaces. Ma conviction personnelle est que les aérosols sont le problème majeur aujourd’hui, notamment en raison de l’analyse de certains modes de contamination dans des hôtels de quarantaine en Australie, dans un bus chinois ou sur le bateau Diamond Princess au Japon. C’est ce qui justifie aujourd’hui le port du masque, mais aussi et surtout l’amélioration de la ventilation dans tous les endroits clos, point qui me semble trop peu expliqué aujourd’hui.

A la lecture de ces trois modes de transmission, il est évident que participer à un festival est une activité risquée en période de pandémie. Par définition, un festivalier va généralement toucher de nombreux objets, comme par exemple les verres de ses consommations, dans des conditions d’hygiène souvent dégradées, les scènes sont faites pour que les gens soient côte à côte et très souvent serrés ce qui va à l’encontre de la distanciation sociale… Un protocole sanitaire adapté est donc nécessaire mais est-il possible d’en avoir un qui réduise suffisamment les risques ?

3. Le proposition du ministère : une initiative sanitairement raisonnable et potentiellement viable économiquement

A ce stade, je n’ai pas trouvé davantage d’informations sur les modalités concrètes de l’organisation des festivals, je me concentrerai donc sur la principale information à savoir une limite de 5000 spectateurs en configuration assise.

Sanitairement, c’est effectivement une configuration qui limite les risques puisque si la distanciation sociale est bien respectée, le risque lié aux gouttelettes et aux aérosols sera très réduit, et encore plus à l’air libre. Si s’ajoutent à cela le port du masque, en dehors des temps de consommation, ainsi qu’un nettoyage des surfaces avec du gel hydroalcoolique, le risque lié aux fomites sera aussi maîtrisé.

Economiquement, l’équation est plus complexe mais je pense que la rentabilité peut être positive. Côté revenus, on peut supposer que le manque ressenti par les spectateurs générera une forte demande de leur part, garantissant ainsi l’atteinte systématique de la limite des spectateurs, et qu’ils pourront dépenser beaucoup plus que d’habitude dans une logique de compensation. Côté coûts, l’assurance d’atteindre la limite de spectateurs devrait permettre aux organisateurs d’adapter leurs coûts fixes en conséquence en stoppant momentanément la course au gigantisme qui prévalait ces dernières années. Les scènes devraient être plus petites, les équipements moins luxueux et les cachets des artistes probablement réduits. Enfin, les surcoûts liés aux mesures sanitaires devraient pouvoir être refacturés dans le prix des billets.

La proposition du ministère a donc du sens mais est-elle réaliste pour autant ?

4. Le proposition du ministère : une initiative peu réaliste opérationnellement et qui laisse de nombreuses questions en suspens à l’heure actuelle

La proposition phare est que les festivaliers soient assis mais cela me semble peu réaliste pour plusieurs raisons :

  • C’est antinomique avec l’esprit d’un festival où les gens vont d’une scène à l’autre, dansent, se rapprochent les uns des autres pour faire connaissance…Les festivaliers viennent pour l’expérience et non seulement pour la musique sinon ce serait plutôt un concert.
  • C’est opérationnellement très contraignant. En posant comme distance sociale à respecter 2 mètres plutôt qu’un, il faut un rectangle de 200 m sur 100 m pour contenir 5000 personnes, soit 2 hectares, ce qui représente environ 3 stades de foot (0,7 ha) ou un peu plus de la moitié de la place de la République à Paris (3,5 ha).
  • Cela nécessite une vigilance constante pour vérifier que les spectateurs soient bien assis et ne bougent pas ou peu ce qui nécessite un service d’ordre renforcé et du personnel en conséquence.

Par ailleurs, la proposition laisse des points en suspens :

  • Qu’en est-il de la restauration et des boissons ? Difficile d’imaginer de s’en passer car c’est une source importante de revenus et il est compliqué pour un spectateur de rester une demi-journée sans rien consommer. S’agirait-il de zones dédiées avec des dispositions sanitaires particulières ?
  • Qu’en est-il des déplacements entre les scènes ? Dans un concert assis, de musique classique par exemple, le spectateur est placé au début, écoute le concert à sa place sans bouger, puis part. S’agirait-il de faire la même chose ? Mais dans ce cas, comment faire si les gens veulent bouger pendant le set d’un DJ par exemple ? Faudrait-il un système de permission, ou attendre la fin du set ? Le personnel de sécurité serait-il en mesure de contrôler ces flux dans la durée si les consommations sont permises ?

5. Mes idées pour progresser : soutenir financièrement les festivals et procéder à des expérimentations

Nous avons vu que l’organisation d’un festival en position assise semblait opérationnellement peu réaliste même si c’était sanitairement raisonnable. Dès lors serait-il possible de conserver la sécurité sanitaire avec une position debout et donc zéro distanciation sociale ? C’est une option envisagée par certains festivals qui proposent de créer une bulle sanitaire en demandent un test PCR négatif en amont ou en réalisant des tests antigéniques rapides. C’est intellectuellement séduisant mais en l’absence de tests fiables à 100 %, la bulle sanitaire représente un risque important comme le montre cette expérience où l’idée une bulle de test a échoué, avec la contamination de plusieurs participants malgré des tests PCR négatifs tous les jours. Une vraie bulle sanitaire serait d’isoler les gens en quarantaine pendant au moins 7 jours voire idéalement 14 dans un hôtel à proximité avant le festival mais cela semble irréaliste pour des raisons de coût.

Dès lors qu’est-il possible de faire ? Je pense tout d’abord que les festivals doivent être soutenus financièrement, pour qu’ils puissent sereinement investir en amont sans craindre des pertes. Comme expliqué auparavant, le business model d’un festival implique de gros coûts fixes. Or ceux-ci sont souvent générés en amont du festival, ce qui le met dans une position très délicate lorsqu’il est annulé puisque les dépenses ont déjà été réalisées. Je salue donc la création d’un fonds de soutien aux organisateurs doté de 30 millions d’euros. En revanche, je regrette qu’il soit si peu doté alors que les Pays-Bas offre un modèle plus intéressant. Là-bas, le gouvernement a mis en place un fonds avec 10 fois plus de moyens, de 300 millions d’euros, qui dédommagera les organisateurs si l’évènement est annulé.

Ensuite, je pense que les protocoles sanitaires doivent être testés en situation pour voir si la pratique correspond à la théorie et pour les améliorer si nécessaire. Le ministère de la Culture a annoncé la tenue de concerts expérimentaux en mars et avril dont un concert en jauge debout à l’AccorHotels Arena avec 5000 personnes, avec l’AP-HP. En revanche, à ce stade, aucun festival expérimental n’a été annoncé. Le gouvernement pourrait aller plus loin et s’inspirer encore une fois du gouvernement néerlandais qui organisera des évènements tests appelés “Back to live”. Ils doivent permettre de tester différentes configurations : en intérieur et passif avec un concert au Ziggo Dome à Amsterdam ; en intérieur et actif, encore une fois au Ziggo Dome ; en extérieur actif et en extérieur en festival sur les sites des Lowlands et du Defqon Biddinghuizen.

Au terme de cet article, je ne peux qu’espérer que les festivals reprennent cet été. Mais, je suis également catégorique sur le fait que cela doit être fait en toute sécurité. C’est pour cela que je souhaite aussi la mise en place d’une stratégie “Zéro Covid”, qui permettrait d’organiser des festivals en toute sécurité comme cela a pu se faire à Taiwan ou en Nouvelle-Zélande. J’espère également que les clubs pourront ouvrir prochainement et j’aborderai leur cas dans un prochain article.

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Christophe Daunique

Management consultant, specialized in public policies. I used to write about Covid-19. Now I’ll write about other stuff, including live music entertainment.